« Changer : méthode », d’Edouard Louis, Seuil, 336 p., 20 €, numérique 15 €.
Il a plus de souvenirs que s’il avait mille ans. C’est en tout cas cette impression, liée à celle d’avoir « traversé une multitude de mondes », de les avoir « expérimentés dans [s]a chair » qui a poussé Edouard Louis à écrire Changer : méthode. Il nous le raconte à une terrasse de café de cette rive gauche où l’ancien enfant d’Hallencourt (Somme), qui, durant ses premières années à Paris, fut amené à se prostituer comme à fréquenter des milieux ultra huppés, semble avoir fini par se trouver. A condition de s’en extraire régulièrement, pour donner un semestre de cours dans une université américaine, jouer au théâtre dans une capitale européenne, voyager…
« Une forme d’odyssée personnelle »
Quand il s’est fixé ce projet « d’écrire une forme d’odyssée personnelle, qui traverserait plusieurs années, plusieurs univers », l’écrivain n’avait que 24 ans. Il venait de faire paraître Histoire de la violence (Seuil, 2016), deux ans après la déflagration En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil), cette évocation d’une enfance dans un « lumpenprolétariat » picard qui le rejetait pour ses manières précieuses. Cet ouvrage inaugural, il le décrit comme « le récit d’un échec, celui de quelqu’un qui n’arrive pas à s’intégrer dans un milieu et qui doit partir ». Il poursuit : « Mais au fond, j’ai vécu toute la suite de ma vie sur ce même mode de l’échec, arrivant dans des mondes où j’ai cru pouvoir être heureux, m’adapter, mais auxquels je ne correspondais pas. »
Changer : méthode revient sur cette trajectoire, du village de l’enfance au monde entier que l’écrivain arpente aujourd’hui grâce au succès international de ses livres, en passant par Amiens, où il fut un lycéen avide d’apprendre les codes sociaux de la bourgeoisie auprès de son amie Elena, puis Paris. Il le fait d’une manière « moins directement politique », moins bourdieusienne, que ses autres textes, s’attardant non à démontrer les logiques de domination (cependant présentes) qu’à restituer la part de la contingence dans un destin comme le sien, la place des « rencontres et des hasards » qui font bifurquer une vie.
Pour relater ce parcours de « transfuge de classe », il était d’emblée hors de question pour Edouard Louis d’adopter un mode héroïsant (« Le côté fleur qui pousse sur le fumier »). Il était clair aussi que l’enjeu serait, en un sens, de « réhabiliter ces gens passés d’un monde à l’autre », qui « volent des vies qui ne leur ont pas été données ». Voyez la désastreuse réputation que se traînent Rastignac (« C’est pourtant le seul qui s’occupe du père Goriot, à la fin ») ou le Georges Duroy de Bel-Ami (« La quatrième de couverture de l’édition où je l’ai lu ne parle de lui qu’en des termes insultants ! »).
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