Santé

Coronavirus: le P4 de Wuhan en Chine, laboratoire au coeur du soupçon

Alors que la presse américaine relate les soupçons qui entourent le laboratoire P4 de Wuhan en Chine, Challenges, qui a pu le visiter en février 2019revient sur cette coopération franco-chinoise chaotique.

Le laboratoire P4 de Wuhan a été inauguré en février 2017 en présence de Bernard Cazeneuve.

Hector RETAMAL / AFP

Cet article a été publié le 23 janvier sur Challenges.fr. Il a été actualisé ce samedi 18 avril pour tenir compte des récents événements.

Le laboratoire P4 de Wuhan refait parler de lui. Objet ces dernières semaines d'accusations souvent fantaisistes, selon lesquelles le SARS-CoV-2 aurait été conçu en son sein, cet édifice inauguré en 2017 est de nouveau au coeur de l'actualité. Dans un billet publié jeudi, le très sérieux Washington Post a réveillé ces soupçons en révélant que l'ambassade des Etats-Unis à Pékin avait alerté Washington il y a deux ans sur les mesures de sécurité insuffisantes au sein de l'Institut de Virologie de Wuhan (IVH), qui étudie les coronavirus chez les chauves-souris et chapeaute le P4 - l'IVH et le P4 sont reliés entre eux par une passerelle.

Si l'écrasante majorité des scientifiques écarte l'hypothèse d'une origine synthétique du virus - création en laboratoire, l'éventualité que celui-ci se soit propagé de manière accidentelle - accident en laboratoire, est crédible ajoute le quotidien américain, sans toutefois avancer de preuve. Dans la foulée, le chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo a indiqué que les États-Unis étaient en train de mener une "enquête exhaustive" sur la manière dont le virus s'est diffusé. Enfin, les propos d'Emmanuel Macron, déclarant au Financial Times :  "Il y a manifestement des choses qui se sont passées qu'on ne sait pas" a également semé le doute même si l'Élysée a ensuite précisé que Paris ne disposait d'"aucun élément factuel" sur un lien entre COVID-19 et le P4.

L'histoire, mouvementée, de ce dernier est liée au syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), virus hautement contagieux, parti de Chine et qui avait fait près de 800 morts en 2002-2003. Cette pandémie avait poussé le gouvernement chinois à se tourner vers la France pour se renforcer dans la lutte contre ces épidémies. Le début d'une intense et sulfureuse coopération entre les deux pays. Celle-ci a été racontée dans le livre France-Chine, les liaisons dangereuses" (Stock), écrit par l'auteur de ces lignes qui a visité le P4 en février 2019. Les citations ci-dessous sont extraites du livre.

"L’administration a freiné des quatre fers"

C'est lors du premier semestre 2003, que la puissante Académie chinoise des Sciences fait savoir à Paris qu’elle souhaite acquérir un laboratoire Pathogènes de classe 4 (P4) qui peut héberger les virus les plus dangereux de la planète (Ebola, Coronavirus, H5N1…). Il sert à traquer les souches infectieuses dans l’espoir de les combattre et protéger ainsi des dizaines de milliers de personnes à travers le monde. La France, qui a inauguré en 1999 à Lyon, le P4 Jean Mérieux, le plus grand d’Europe, fait partie des pays les plus en pointe sur le sujet. La demande de Pékin reçoit toutefois un accueil mitigé au sein de l'État français. Si Paris ne peut que soutenir la Chine dans sa volonté de lutter plus efficacement contre les pandémies, plusieurs questions se posent. Alerté par ses services de renseignement, le pouvoir se demande si la technologie demandée par Pékin ne va pas être détournée pour mettre au point des armes bactériologiques. Ces craintes sont étayées par les soupçons très forts autour de l’existence d’un programme biologique offensif chinois. 

Malgré ces inquiétudes, la France va toutefois très vite donner des gages à son partenaire. Après une enquête minutieuse du Secrétariat général à la Défense (l’ex SGDSN), le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, qui s’était rendu en Chine en avril 2003 en pleine épidémie de SRAS, rend un arbitrage positif fin 2003. La France aidera bien la Chine à construire son P4, mais suivant certaines conditions qui visent à garantir que Pékin n’utilisera pas ces futurs équipements à des fins offensives. Ainsi, le projet devra s’inscrire dans le cadre d’une coopération plus large destinée à lutter contre les maladies émergentes et remplir de nouvelles conditions liées à la sécurité biologique. L’alliance est ensuite scellée lors de la visite de Jacques Chirac en Chine en octobre 2004. Il prend la forme d’un accord intergouvernemental sur les maladies émergentes, prévoit la construction du P4 ainsi qu’un programme de coopérations scientifiques sur le sujet entre les deux pays. Le texte provoque alors une certaine crispation au sein de l’administration française comme le confie Jean-Pierre Raffarin. "Il y a eu un accord politique, de chef d’État à chef d’État, mais derrière l’administration a freiné des quatre fers".

 

Jacques Chirac aux côtés du président chinois Hu Jintao, le 9 octobre 2004. C'est à l'occasion de cette visite d'Etat que sera signé un accord intergouvernemental entre Paris et Pékin sur les maladies émergentes. (c) FREDERIC BROWN / AFP

La DGSE en alerte

Celle-ci, et plus particulièrement la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), soulève entre autre le fait qu'alors que le cabinet d’architecte lyonnais RTV a été choisi pour assurer la maîtrise d’ouvrage du P4, le ministère chinois de la Recherche, désigne en 2005 la société locale IPPR Engineering International pour construire le laboratoire. Or, après vérifications des espions français, celle-ci dépend d’un organisme, le China National Equipment of Machinery Corporation (CNEMC), qui serait contrôlé par l’Armée populaire de libération. Ce dernier est notamment dans le viseur de la CIA qui suspecte un certain nombre de sociétés affiliées à la CNEMC d’être des faux-nez des services de renseignement chinois. A tel point que cet organisme a un temps figuré sur la liste noire de l’agence de Langley.

Ces craintes, auxquelles se greffent des difficultés techniques et juridiques - le groupe d’ingénierie Technip qui devait certifier le P4 s’est subitement retiré de l’accord en 2007 - puis une brouille diplomatique entre Paris et Pékin après les propos de Nicolas Sarkozy sur le Tibet en 2008, vont mettre à mal le projet. Ce dernier sera toutefois relancé en 2009-2010 et débouchera en juin 2011 par le début des travaux sur le site de de Zhengdian au sud de Wuhan. Ils seront achevés en 2016 et l’inauguration en grande pompe du P4 aura lieu en février 2017, en présence du Premier ministre français Bernard Cazeneuve.

Bernard Cazeneuve en février 2017 lors de l'inauguration du laboratoire P4 de Wuhan aux côtés du directeur de l'Institut de Virologie de Wuhan, Yuan Zhiming. (c) Johannes EISELE / AFP

Entreprise aussi légitime qu’explosive

Accrédité en 2017 par les autorités chinoises pour manipuler trois virus : Ebola, fièvre hémorragique de Congo-Crimée (CCHF) et Nipah, le P4 est entré en service il y a trois ans. Mais il doit encore se conformer à un certain nombre de standards internationaux pour le conduire à rejoindre le réseau des centres collaborateurs de l’OMS, dispositif qui identifie les épidémies de portée internationale et essaie d’y répondre. Cette accréditation, espérée pour 2020, pourrait permettre au P4 de tourner enfin à plein régime avec 250 chercheurs présents à temps plein sur le site de Zhengdian. 

La dernière phase de ce projet qui aura mis plus de quinze ans à éclore sonne aussi l’heure d’un premier bilan. La France a-t-elle eu raison de se lancer dans cette entreprise aussi légitime qu’explosive ? La Chine a-t-elle tenu ses engagements ? La situation sanitaire mondiale s’en trouvera-t-elle améliorée ? "Tout n’a pas été simple, c’était une coopération sensible qui a rencontré un certain nombre de problèmes, répond Yuan Zhiming, le directeur de l'Institut de Virologie de Wuhan et du P4. La France et la Chine ont eu par moment des opinions différentes, des tensions diplomatiques, mais au final nous avons réussi. La Chine a maintenant un laboratoire de haut niveau qui permettra à l’Asie et au monde de mieux lutter contre les pandémies". Au sein de l'État français, tous ne sont pas de cet avis. "Durant ces quinze années, la Chine a plusieurs fois manqué à sa parole, un certain flou a notamment entouré son action en faveur d’un programme biologique offensif, précise un fonctionnaire. Les dirigeants chinois nous avaient par exemple certifié qu’ils n’avaient pas d’autres P4 et ne projetaient pas d’en construire de nouveau. On sait aujourd’hui qu’ils en ont plusieurs, dont certains sont assez suspects". Plus de quinze ans après la crise du SRAS, le premier P4 d’envergure internationale dont va disposer la Chine n’a pas fini de faire polémique.